« Il neigeait». Patrick Rambaud, 2002.
Ce premier portrait pourrait aussi s’appeler : j’ai 20 ans et l’empereur des Français prépare son plan d’invasion de la Russie.
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René Pauvert (1791-1812?) est-il un oublié de l’histoire ?
Son registre de baptême est introuvable car les actes de l’année 1791 pour la paroisse de Nozay sont lacunaires.
Le local communal a brûlé en 1794 1 .
Son acte de décès fait aussi défaut car on ne sait pas où il est mort, ni où il est inhumé.
Ce Nozéen sans voix, sans grade, méritait bien ce travail de recherche.
L’enfance nozéenne de René Pauvert :
René Pauvert est le sixième enfant d’une famille qui en compte onze2 .
Ses parents, René (1758- 1835) et Marie Gautier (1761-1819), sont meuniers à Beaujouet (aussi désigné sous les toponymes Beaujonnet, Beaujoie, Beaujois sur les documents de l’époque).
Ses grands-parents paternels et maternels étaient eux aussi meuniers et meunières : les premiers, René Pauvert (mort en 1780), marié à Jeanne Urvoy (1721-1769), puis à Jeanne Truchon (1735-1808), à Nozay et les seconds, à Mouais.
Sur le site de Beaujouet, il existe alors « un moulin à moudre le blé mû par la rivière Le Don3 », qui sert de frontière avec la commune de Jans au nord de Nozay.
Il est dit que ce « cours d’eau n’éprouve presque jamais d’interruption4 ».
Peut-être que René a aussi connu le second moulin, situé en amont et qui servait alors à fouler le drap5 .
Jean grandit avec ses frères et sœurs sous la surveillance de la grand-mère paternelle Jeanne qui habite auprès d’eux à la métairie de Beaujouet.
Les parents, trop occupés par le travail de mouture, se déchargent, comme beaucoup d’autres familles de paysans de l’époque, sur leurs aînés.
La famille fréquente autant le bourg de Nozay que ceux de Marsac et de Jans, car à vol d’oiseau les deux premiers se trouvent à 4 km, alors que Jans est environ à 2 km.
D’ailleurs, la grand-mère paternelle de René, Jeanne Urvoy, est Janséenne, et deux frères de René, Jacques et Jean, se marieront à Jans.
1 Le registre d’état-civil de l’année 1810 témoigne de cet incident : le tribunal de première instance reconnaît le 1er juillet 1810 que le nommé Clément Maillard est né officiellement au début du mois d’août 1791 considérant que « la maison commune fut incendiée à Nozay en l’an 2, les registres et papiers qui s’y trouvaient furent incendiés et consumés par les flammes ».
Cette destruction est le résultat du passage de « brigands » dans la commune en mars 1793 et à l’automne 1794.
2 Voir l’arbre généalogique des Pauvert en annexe.
Jean est né en mars 1784, mais ne vit qu’un jour, Jeanne est née en 1785, Joseph en 1786, Augustin en 1788, Marie en 1790, René en 1791, Jacques en 1793, Jean Louis en 1796, mort à 1 an en 1797, Jean en 1797, Jean Baptiste en 1801 et Grégoire en 1805.
3 Extrait de l’annonce parue dans le Journal de Châteaubriant du 3 octobre 1903, quand le dernier descendant Pauvert vend le moulin familial.
4 Extrait du Courrier de Nantes du 3 janvier 1863, à l’occasion d’une vente précédente du moulin de Beaujouet.
5 « A Nozay, le foulonnage à Beaujouet doit cesser pendant la Révolution ou peu après, et seul reste le puissant moulin à grains » : Christian Bouvet, Alain Gallicé, Anne Legrais et Antoine Pacault, Les moulins du pays de Châteaubriant. Près de 1000 ans d’histoire, page 95, éditions Reuzé, 2013.
En rouge, le village de Beaujouet, en jaune le pont de Trénou et le grand chemin de Nantes à Rennes.
Extrait d’une carte d’état-major du XIXème siècle.
Le moulin où vivent les Pauvert correspond au moulin actuel qui « n’a pas changé de place et s’élève toujours au milieu de verdure, tranquillement assis sur la chaussée qui arrête les eaux du Don poissonneux6 ».
6 Extrait d’une étude d’Arthur BOURDEAUT dans Le Bulletin paroissial de Nozay du 1er août 1912, page 4. L’auteur est vicaire à Nozay entre 1904 et 1911. Le nom de famille Pauvert est absent des listes de notabilité établies pendant la Révolution.
Les rôles de capitation des années 1789-90 nous apprennent que le père de René doit payer entre 1 et 2 livres d’impôt. On est bien loin de son voisin Clément Maillard, fermier laboureur de Rosabonnet, qui verse 30 livres. Son père ne figure pas non plus dans la liste des enrôlés dans la garde nationale. Le travail est rude, les sacs de farine sont lourds et le meunier a une réputation de voleur. « Ils profiteraient de leur rente de situation, à savoir le droit de suite du moulin banal qui oblige tous les vassaux du seigneur à venir moudre à son moulin » selon Christian Bouvet
7 . Quand René naît en 1791, le village est alors rattaché à l’une des neuf frairies de Nozay, celle des Haies
8 . La terre et le moulin de Beaujouet ne sont plus la propriété du ci-devant Monsieur le comte De Bellingant (1764-1836)
9 . Celui-ci émigre en 1792 et devient aide de camp du prince de Condé.
A son retour en terre bretonne vers 1800, il essaye de récupérer ses domaines. Il est présent à la naissance du frère cadet de René, Jean Baptiste, en novembre 1801. Peut-être qu’à cette occasion, le jeune René, 10 ans, entend parler pour la première fois du champ de bataille.
Monsieur le comte De Bellingant se fait alors un plaisir de raconter ses exploits militaires sur le continent européen lors des guerres de la Révolution, mais aussi dans le Nouveau Monde puisqu’il aurait aussi pris part à la guerre d’Indépendance américaine.
René et ses frères écoutent les récits de cette ancienne « autorité naturelle », intarissable sur les batailles rangées, mais aussi sur la guerre sur mer.
En effet, le père de Jean Marie, Vincent Jean De Bellingant (1700-75), était chef d’escadre de la Marine royale et a participé à la bataille des Cardinaux en 1759. Mais ce qui marque le plus René dans son enfance pendant la décennie 1791-1801, c’est ce qu’il voit de ses propres yeux.
Certes, il est trop jeune pour avoir le souvenir des passages de troupes dans le canton de Nozay sur le grand chemin entre Nantes et Rennes en septembre 1792.
Il en est de même pour l’insurrection de mars 1793, liée au refus de « tirer à la milice » des populations.
En revanche, René a forcément côtoyé des soldats tout le temps qu’une forte garnison est en résidence au château de la Touche, le reste de la troupe étant logé chez l’habitant10.
On estime qu’environ 600 hommes armés, soit la taille d’un bataillon, sont restés en permanence entre l’année 1794 et l’été 1799, date de la pacification dans l’Ouest de la France et donc de la fin des opérations militaires de l’armée de l’Ouest.
Ces soldats sont surtout chargés d’organiser des colonnes mobiles et de patrouiller pour débusquer les caches de « brigands », sécuriser l’axe routier Nantes-Rennes et escorter le courrier qui y circule.
Mais ce que retient le plus le jeune René, c’est les efforts faits par les Bleus pour garder le contrôle du pont de Trénou, point routier stratégique sur la future route nationale 137.
En effet, ce pont qui enjambe le Don et qui se trouve sur la commune de Jans, est à moins d’un kilomètre du moulin des Pauvert.
7 Christian Bouvet et alii, Les moulins du pays de Châteaubriant…, page 55.
8 Les frairies sont des associations de voisinage et d’entraide. Sur les rôles de capitation de l’Ancien Régime, la liste des contribuables de Nozay est répartie entre les habitants de la Ville, puis du Bourg, des frairies des Grées, de Boulatin, de Coisbrac, de Boisvert, du Grand-Perret, de Gâtine et des Hayes. Elles disparaissent dès le début de la Révolution.
9 Par son mariage le 24 avril 1789 avec Marie Anne De Lanloup (1774-1817), ultime héritière de la famille De Cornulier, Jean Marie Louis De Bellingant devient propriétaire du château de la Touche et des terres qui y sont rattachées, dont Beaujouet, la Croix-Merhan ou encore la Haie-Poil-de-Grue. Sa famille possède le château de Crénan sur la paroisse de Foeil, au sud-ouest de St-Brieuc.
10 En atteste la vingtaine de décès de soldats volontaires ou réguliers enregistrés par l’officier d’état-civil à l’hôpital de Nozay ou chez les particuliers entre janvier 1794 et janvier 1796. Ils appartiennent aux 3ème et 4ème bataillons de volontaires des Côtes-du-Nord, au 4ème bataillon des Ardennes, au 8ème bataillon du Bas-Rhin, dit de l’Union, commandé par Arnould Muscar et secondé par l’adjudant Sigisbert Hugo, en garnison à Nozay entre juin et novembre 1795.
La maladie et la dysenterie sont les causes les plus fréquentes des décès.
Les Bleus déboisent tous les abords du pont pour prévenir les embuscades.
Pendant cinq ans, Nozay devient un centre de garnison entouré de campagnes battues par les chouans.
Il apprend très tôt que la guerre est aussi une question d’intendance. En tant que fils de meunier, il est bien placé pour savoir que depuis la déclaration de guerre du 20 avril 1792 au « roi de Bohême et de Hongrie », l’armée et sa subsistance sont prioritaires.
Les autorités réquisitionnent chevaux, bœufs et grains.
Les choses se compliquent quand la Prusse, alliée de l’Autriche, déclare la guerre à la France en mai 1792 et quand au début de l’année 1793, cette première coalition anti-française est rejointe par le Royaume-Uni, les Provinces-Unies, les royaumes de Sardaigne, d’Espagne, de Sicile et de Portugal.
En revanche, la dernière tentative de soulèvement des chouans au nord de la Loire échoue à l’automne 1799 et les chefs royalistes capitulent.
Le pays nozéen retrouve alors une relative paix intérieure.
Mais la guerre continue en Europe continentale...
L’enfance de René, c’est aussi les jeux, les parties de pêche dans le Don avec les enfants des voisins : les Garçon et les Mérot de Cardunel, les Maillard de Rosabonnet.
Ils s’amusent à traverser la chaussée glissante, ils observent sans se faire repérer le poste de garde du pont de Trénou.
A 15 ans, René commence très certainement le travail de farinier dans le moulin familial aux côtés de ses frères aînés Joseph 20 ans, Augustin 18 ans, Jacques 13 ans.
Il voit la mort de près quand Augustin décède en mai 1808 au moulin, à l’âge de 20 ans, puis sa grand-mère Jeanne en octobre de la même année.
Deux ans plus tard, un heureux événement vient réchauffer le coeur des Pauvert : en juin 1810, la grande sœur Jeanne se marie avec Louis Pucel.
La famille Pauvert s’agrandit.
Le tirage au sort : Le 13 décembre 1810, par sénatus-consulte, l’empereur, convoque 120 000 hommes de la classe 1811.
Sans connaître ce chiffre, il sait qu’il va devoir tirer au sort dans le courant de l’année suivante, comme a dû le faire son frère aîné Joseph en 1806.
René a 20 ans.
Au mois de janvier de l’année 1811, à la sortie de la grand-messe du dimanche, il reçoit de la main du maire Etienne GRIMARD un billet le convoquant à la maison commune11.
Il doit se faire inscrire sur la liste des conscrits de l’année, en vue de préparer le conseil de révision qui a lieu au chef-lieu de canton, en l’occurrence à Nozay.
Une liste alphabétique, comportant 58 noms de jeunes de 20 ans du canton, est dressée et affichée publiquement.
Dans la colonne « Observations », le maire mentionne pour beaucoup des Nozéens nés en 1791 « registre de naissance perdu ».
Puis vient le grand jour : le tirage au sort des recrues de l’année.
Compte tenu de sa population, le canton de Nozay, qui recouvre les communes de Nozay, Puceul, Saffré, Abbaretz, Vay et Tréffieux, doit fournir 13 jeunes recrues.
Le sous-préfet de Châteaubriant fait le déplacement et surveille le bon déroulement de l’opération.
Chaque conscrit vient par ordre alphabétique piocher un bulletin qui lui attribue un numéro.
René écope du numéro 20, un rang supérieur à 13, ce qui est plutôt bon signe pour lui et sa famille.
Ensuite, tous passent sous la toise.
D’après le registre d’enrôlement du 44ème de ligne établi plus tard le 7 mai 1811, on apprend que René mesure 1,57 m, a les cheveux et les sourcils bruns, les yeux bleus et n’a pas de marque particulière12
11 Voir la petite biographie de ce maire en annexe.
Comme tous ses camarades ne souffrant pas d’infirmités graves et mesurant plus de 1,54 m, il est jugé « bon pour le service ».
A la fin de l’année 1811, cette limite de taille passe à 1,48 m, sachant que le fusil du soldat napoléonien mesure entre 1,5 m et 1,93 m avec la baïonnette.
Seule l’année de naissance de René est mentionnée car les registres paroissiaux de Nozay pour l’année 1791 font défaut.
La tenue de ces registres est encore du ressort du recteur jusqu’au 20 septembre 1792. Quelques jours plus tard, vient le conseil de recrutement durant lequel sont étudiées les demandes d’exemption13, de réforme, d’ajournement ou de remplacement.
Quelle désillusion pour René car ses camarades qui ont tiré les numéros 1, 4, 5, 6, 7 et 13 sont exemptés.
Sa 20ème position n’est plus un gage de mise au dépôt à l’arrière, il va être affecté dans un régiment et devoir se battre.
Les autres recrues sont François Roux du Fresnais en Tréffieux (rang 2), Julien Chambilly de la Rimbaudière en Abbaretz (rang 3), Julien Houssay de la Maclais en Tréffieux (rang 8), Laurent Mahé, cordonnier dans le bourg de Nozay (rang 9), Jean Garaud de l’Etriché en Vay (rang 10), René Sébille de la Brianderie en Nozay (rang 11), Pierre Havard de la Marsolière près du village de La Chevallerais en Puceul (rang 12), Jacques Robin de Marignac en Saffré (rang 13), Pierre Rouxel de La Daviais en Vay (rang 14), François Texier/Tessier de l’Aubriais en Puceul (rang 15), Olivier Coppy de la Bellière en Puceul (rang 16), René Malo cerclier au Moulin Rivaud en Vay (rang 19) et notre meunier René Pauvert (rang 20).
On peut aussi citer un conscrit de Marsac ayant tiré au sort dans le canton de Guémené, Jean Garaud de Tréveleuc, et deux autres de Jans, relevant du canton de Derval, Julien Boujet et Joseph Tourillon du Trigouet.
Soit un total de 16 recrues « nozéennes » au 44ème.
Tous sont laboureurs, exceptés René Malo, Laurent Mahé et René Pauvert.
A Nozay aussi, c’est le monde rural qui paie le plus lourd tribut à la conscription. René n’a que quelques semaines pour faire ses adieux à ses parents, ses frères et sœurs, à son moulin, aux voisins de Beaujouet, de Cardunel, de Rosabonnet, de Trénou. Il a une pensée particulière pour « sa » rivière dont le cours lent a bercé son enfance.
Il ne le sait pas encore, mais il ne reverra jamais le Don.
En mars 1811, René et les 12 autres conscrits retenus du canton marchent jusqu’au chef-lieu du département, Nantes, pour la revue de départ qui détermine les affectations. Il reçoit sa feuille de route et découvre qu’il doit rejoindre le 44ème régiment d’infanterie de ligne.
12 SHD/GR 21 YC 377.
13 Sont exemptés les grands prix des écoles d’art, les ecclésiastiques, les étudiants en langue, les ouvriers des manufactures d’armes, les conscrits mariés, mais aussi ceux qui ont tiré un numéro élevé.
Ces derniers peuvent être convoqués plus tard, être appelés pour remplacer ceux qui désertent. Ceux qui ont un frère à l’armée, qui sont fils unique de veuve ou aînés d’enfants orphelins sont placés en dépôt ou réserve, et restent à l’arrière.
A l’instruction au camp de Boulogne : Au printemps 1811, René n’avait encore jamais entendu parler du 44ème d’infanterie.
Au moulin, lieu de passage obligé de tous les habitants des environs et ouvert à tous, il a entendu des Nozéens parler des campagnes d’Italie, d’Egypte, d’Allemagne, d’Autriche.
Il a peut-être vu des soldats revenus au pays après une mauvaise blessure qui lui ont parlé de la guerre ou aperçu le passage d’un convoi militaire sur le grand chemin. De temps à autre, un notable ou le maire de la commune a pu transmettre les actualités du front en lisant ou en affichant le Bulletin de la Grande Armée.
Il se serait bien contenté de ce rôle de spectateur.
Désormais, il va devenir un véritable acteur de l’empire.
Carte des 130 départements français de l’empire en 1811.
Il arrive dans son unité le 7 mai 1811. Il est enregistré sous le matricule 8322.
Le 44ème semble alors divisé en deux : les 1er et 2ème bataillons d’anciens sont stationnés en Espagne et les 3ème et 4ème, comprenant les jeunes recrues de la levée de 1811, sont en formation au camp de Boulogne.
Après l’échec d’une descente en Angleterre en 1805, l’empereur Napoléon n’a pas renoncé à son projet d’invasion des îles britanniques.
Les Anglais sont alors occupés en Espagne, le moment lui paraît favorable en 1811.
Le 19 septembre 1811, René croise peut-être le regard de Napoléon en visite à ses forces terrestres et navales stationnées à Boulogne14 .
Sur son drapeau sont brodés les hauts faits d’armes où le 44ème s’est distingué : Valmy en 1792, Marengo en 1800, et plus récemment Saragosse en 1809.
Il faut alors 3 mois pour les sous-officiers pour former une jeune recrue au sein du 5ème bataillon du régiment.
L’instruction commence par le dressage des corps.
Trois classes successives attendent René.
D’abord l’école du soldat, phase durant laquelle il apprend les pas, les feux, les mouvements individuels.
Il suit ensuite l’école du peloton où il apprend les mêmes rudiments mais en groupe élémentaire de combat.
Enfin, la formation se termine par l’école du régiment pour apprendre les manœuvres en colonne, en ligne, en ordre de bataille.
Le but de ces exercices répétitifs et basiques est d’amener le combattant à réduire la part qu’il accorde à son intérêt privé et à son intégrité physique au profit du sacrifice de sa personne pour le bien de la collectivité nationale15.
Pendant ces trois mois, au cantonnement, le soir venu, c’est perclus de courbatures musculaires que s’endort le jeune René.
Pour l’historien spécialiste de l’empire napoléonien François HOUDECEK, « toute l’instruction était basée sur la répétition infinie et systématique de gestes simples que tous les soldats pouvaient intégrer.
Dans le combat structuré à l’extrême du XIXème siècle, le soldat n’était qu’un morceau d’espace, une pièce dans la ligne.
Il s’agissait donc de lui faire désapprendre son individualité ainsi que sa gestuelle pour le mettre à sa place dans la colonne et le rang.
L’immobilité et la rigidité étaient vues comme le signe du contrôle de soi16 ».
La seconde étape de l’instruction est l’apprentissage du maniement des armes, notamment du fusil modèle 1777.
En plein combat, il faut qu’il puisse recharger tel un automate, sans réfléchir.
Nous avons dit plus haut qu’il mesure presque 2 mètres avec la baïonnette.
Son poids de 4,3 kg ne doit pas être un souci pour notre jeune farinier habitué à porter des sacs de blé de plusieurs kilogrammes dans son moulin de Beaujouet.
Voilà l’arme de René, son compagnon de tous les jours, le fusil modèle 1777, appelé aussi le Charleville, car fabriqué à la Manufacture d’armes de Charleville.
14 D’après Pierre-André Wimet, Boulogne et le rêve conquérant de Napoléon in Alain Lottin (dir), Histoire de Boulogne-sur-Mer, ville d’art et d’histoire, éditions du Septentrion, 2014.
15 Jean-François Brun, La panique du soldat au combat in Revue Napoléon Ier, 2018.
16 François Houdecek, Formation et instruction des conscrits pendant le camp de Boulogne in Napoleonica. La Revue, 2018. Il partage cette analyse avec celle faite par Odile ROYNETTE au sujet de l’instruction des recrues à la fin du XIXème siècle dans Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXème siècle, 2000. Pendant cette période d’instruction militaire, la situation sanitaire est déplorable au camp de Boulogne et de nombreux jeunes, les moins robustes, sont admis dans les hôpitaux de Boulogne-surMer, de Valenciennes, de St-Omer, de Calais, de Dunkerque, d’Aire et ils décèdent des suites de fièvre, de dysenterie, « d’inflammations au bas ventre », etc
17 ... Début août 1811, René peut quitter le dépôt régimentaire ou 5ème bataillon pour être véritablement incorporé comme simple fusilier au sein de la 3ème compagnie du 4ème bataillon
18. Cette unité compte de nombreux conscrits originaires de l’Ouest (Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Vendée, Charente-Inférieure). Son bataillon ne rejoint pas les deux autres stationnés en Espagne, où ils vont s’illustrer au sein de la 2ème division commandée par le général Harispe (1768-1855), elle-même rattachée à l’armée française d’Aragon du général Suchet (1770-1826). La mission de cette armée est de s’emparer de la ville de Valence. C’est chose faite en janvier 1812, après deux mois de siège. Après ce succès des Français, le comte et général britannique Wellington (1769-1852) envoie l’armée espagnole de Murcie pour freiner la progression des Français vers le sud. De son côté, Suchet lui oppose la division Harispe. Le choc a lieu à Castalla à une centaine de kilomètres au sud de Valence le 21 juillet 1812. Deux bataillons du 44ème sont engagés et tiennent le village d’Ibi au nord-est de Castalla. Les Français sont en infériorité numérique, le 44ème perd deux capitaines. Pourtant, les Français remportent une éclatante victoire
19 . Napoléon : « Le meilleur soldat n’est pas tant celui qui combat que celui qui marche ».
Même si il n’a jamais entendu l’empereur Napoléon prononcer cette célèbre maxime, René va vite la faire sienne. Pendant son séjour à l’instruction dans le secteur de Boulogne, le courage, la force et la discipline de René ne passent pas inaperçus car il passe à la compagnie des voltigeurs du 4ème bataillon, tout comme son camarade de Tréffieux François Roux.
Les compagnies de grenadiers et de voltigeurs sont des compagnies d’élite au sein de chaque bataillon. Si les premiers sont recrutés pour leur grande stature, leur ancienneté et flanquent l’aile droite du bataillon, les seconds comme René, qui mesure 1,57 mètre, sont des soldats plus mobiles, souvent utilisés comme éclaireurs, de taille plus réduite et protègent le flanc gauche du bataillon.
Ces troupes sont jugées plus sûres au feu et sont placées aux ailes du bataillon, là où le mouvement de panique est réputé débuter.
Le 44ème rejoint Wesel en Rhénanie du nord, véritable tête de pont de l’empire français sur la rive droite du Rhin. Il est intégré à la 12ème division du général Louis de Partouneaux (1770-1835).
Dans le cadre de l’invasion de la Russie, l’empereur affecte cette division au 9ème corps d’armée de réserve du maréchal Victor (1764-1841), chargé d’assurer l’arrière-garde de la Grande Armée de 500 000 hommes, tout comme le 2ème corps d’Oudinot.
Les 30 000 hommes du corps de Victor gardent d’abord l’Allemagne entre l’Elbe et l’Oder, puis se rapprochent de la frontière de la Russie.
Le régiment est 17 SHD/GR 21 YC 377.
18 Chaque régiment de ligne de l’empire compte cinq bataillons, dont un dit de dépôt ou de réserve et quatre de ligne. Chaque bataillon comprend quatre compagnies de fusiliers, une de grenadiers et une de voltigeurs. Chaque compagnie est divisée en deux sections. L’effectif d’une compagnie est d’une centaine d’hommes, dont le capitaine , deux lieutenants, quatre sergents, huit caporaux et 80 soldats. Un bataillon compte environ 600 hommes et le 44ème de ligne 2400 hommes, en théorie.
19 Ce succès est mitigé car le lendemain, 22 juillet, Wellington remporte la victoire de Salamanque qui lui ouvre les portes de Madrid. stationné à Seelow en mai 1812. Il est à Tilsit sur le Niémen en Prusse orientale dès le 10 août
20. Les hommes du 44ème franchissent le fleuve après tous les autres, le 3 septembre 1812.
La Grande Armée est déjà lancée sur la route de Moscou depuis le 24 juin 1812. Quand Napoléon entre dans Moscou le 14 septembre, le 9ème corps est assigné à la surveillance des lignes de communication, qui s’étirent au fur et à mesure de la progression en territoire russe et sont donc vulnérables.
A la lecture des registres matricule, on constate de nombreuses désertions sur la route de l’est. Le 44ème arrête sa marche entre Smolensk et Orcha, sur la route de Moscou.
Suite à l’incendie de la ville, l’empereur décide de retraiter vers la Pologne.
Le corps d’armée de Victor, encore relativement épargné, a pour mission de couvrir la retraite de l’armée.
Le 12 octobre, Victor donne l’ordre à la division De Partouneaux de se diriger vers Mstislav au sud de Smolensk.
Elle y reste jusqu’au 20 octobre, puis rejoint Orcha. Les deux armées ennemies se cherchent dans le triangle formé par ces trois villes.
Carte extraite du site planete-napoleon.com consacré à la campagne de Russie.
20 Pour suivre le 44ème de ligne pendant la campagne de Russie, il nous manque l’historique de ce régiment. A défaut, nous pouvons utiliser celui du 126ème de ligne qui est le régiment associé au 44ème dans la brigade du général Pierre Joseph Billard (1772-1855).
Historique du 126ème régiment d’infanterie depuis sa formation jusqu’en 1919, 1920. Il est en ligne sur le site de la BDIC, devenue récemment La Contemporaine.
Pour information, le reste de la division de Partouneaux est composée de la brigade Camus (10ème et 29ème régiment d’infanterie légère), de la brigade Blanmont (125ème de ligne et un régiment provisoire), de la cavalerie de Delaître (lanciers de Berg et chevau-légers saxons), de l’artillerie de Sibille (4 pièces de 6 livres).
Le choc contre l’armée russe du général Wittgenstein a lieu dans le village de Smoliany le 14 novembre 1812. Le combat est rude et se déroule dans le froid russe21.
Pour René, c’est le baptême du feu.
Le combat fait rage, le village de Smoliany est pris et repris six fois dans la journée.
Le 44ème perd trois officiers dans l’affaire. Si l’on admet le ratio 1 officier pour 20-25 hommes de troupe, le régiment aurait perdu ce jour-là une soixantaine d’hommes.
Le 22 novembre 1812, les Russes de Tchitchagov détruisent le pont de Borisow, gros bourg situé sur la seule véritable route de tout le secteur.
Ce pont enjambe la Bérézina. La retraite de la Grande Armée qui arrive par la route de Smolensk est donc stoppée net.
La division de René est envoyée à Borisow pour faire croire à l’ennemi que toute l’armée veut franchir la rivière à cet endroit.
Pendant ce temps, les pontonniers néerlandais du général Eblé s’affairent à Studianka au nord pour ériger, dans une eau glacée, deux ponts de 90 mètres de long.
En effet, sur des renseignements fournis par un paysan biélorusse, les Français apprennent qu’à cet endroit la Bérézina est franchissable en ayant seulement de l’eau sous les aisselles. Il est donc possible d’y construire des ponts sur chevalets.
La mission du régiment de René est de tenir l’aile gauche de la Grande Armée venant de l’est face aux assauts répétés des troupes russes de Wittgenstein arrivant du nord et de Tchichagov déjà établies sur la rive opposée.
René et ses frères d’armes doivent tenir le nord de la route de Smolensk et diriger tous les retardataires de la Grande Armée sur les ponts de Studianka.
1 : position du régiment de René le 27 novembre.
? : diversion de la division Partouneaux pour faire croire que les Français vont franchir la Bérézina à Borisow.
2 : position du reste du 9ème corps de Victor.
3 : Lieu supposé de reddition du bataillon de René près de l’étang gelé.
En rouge : les noms des généraux russes. Pour les historiens, la bataille de la Bérézina est une victoire française dans une campagne perdue.
Le théâtre d’opérations de la division de René. Attention, la Bérézina s’écoule du nord vers le sud et donc la rive gauche est à droite et la rive droite est à gauche.
21 Voici une lettre datée du 19 novembre 1812, envoyée par Victor à Berthier, le chef d’état-major de la Grande Armée : « Le temps est si mauvais, le froid si rigoureux et les privations si grandes que nos soldats en sont accablés. Les plus forts y résistent avec peine et la majeure partie, jeune et faible, succombe sous le poids de la misère. Cet état déplorable des troupes que je commande empire tous les jours ».
Il s’agit d’ « amuser » les Russes devant Borisow pour leur faire croire que les Français franchissent le fleuve dans cette ville.
En effet, les troupes du général russe Tchichagov sont solidement installés sur la rive droite de la Bérézina et contrôlent la citadelle de Borisow.
Le 44ème se distingue en refoulant l’ennemi à la baïonnette et le force à repasser la rivière sur les débris du pont de Borisow.
Le régiment perd alors cent hommes lors de cette attaque et son commandant, le chef de bataillon Manneville, reçoit une blessure à la tête, un biscayen ayant traversé son schako22.
Le 26 novembre, deux ponts sont enfin jetés sur la Bérézina à Studianka.
La troupe commence le franchissement par -20° à -30°.
Un commandant des grenadiers de la Vieille Garde, Louis Joseph Vionnet de Maringoné (1769- 1834), évoque la misère des troupes à cette période : « Beaucoup d’hommes avaient le corps gelé au point qu’en s’approchant du feu ils tombaient en morve et mouraient. On en voyait n’ayant plus que les os des mains et des doigts, la chair était tombée, d’autres avaient perdu le nez et les oreilles, d’autres enfin étaient devenus fous, on les appelait je l’ai déjà dit les hébétés. C’était le dernier degré de la maladie, en quelques heures ils mouraient23 ».
René souffre le martyr, c’est certain.
Il doit pester après ce fichu temps et se dire comme d’autres soldats originaires du pays nozéen « mes pouillements sonts trempés-guenés ».
A Beaujouet, on n’a jamais vu un tel hiver et ses deux ou trois épaisseurs de vêtements ne servent à rien face au froid polaire.
Le 27 au soir, l’essentiel de la Grande Armée a franchi les ponts de fortune de Studianka, non sans mal car de nombreux traînards exténués et transis de froid « squattent » encore le bourg de Borisow.
La division de Partouneaux peut donc se retirer de Borisow et rejoindre le reste du 9ème corps à Studianka pour franchir la Bérézina à son tour le 28 et en détruire les ponts.
Selon les dires de son commandant, qui tentera de justifier sa conduite à Borisow après la chute de l’empire, la 12ème division ne compte plus que 3000 hommes sur les 12 000 entrés en campagne24 .
Ce sont des jeunes soldats, dont une grande partie de conscrits réfractaires, mais que le général estime d’une grande valeur combattante25.
Après avoir rempli leur première mission (canaliser les bandes désorganisées de combattants français de Borisow vers Studianka), René et ses camarades doivent remonter la rive gauche de la Bérézina vers le nord.
Mais la vallée est dominée par une série de hauteurs en partie boisées, et coupées de ravins enneigés, cachant parfois des étangs gelés, comme le montre le plan de situation ci-dessus.
Mais dans la journée du 27 novembre, les Russes ont réussi à s’infiltrer entre la division Partouneaux et le reste du 9ème Corps d’armée de Victor à Studianka.
Pour la suite, nous citerons planete-napoleon.com :
« Les malheureux (ndla dont René) progressent dans la nuit claire, péniblement, de ravin enneigé à pente abrupte, suivis à distance par des cavaliers sur leur gauche et par des fantassins sur les hauteurs, qui tous savent que leur proie ne peut plus leur échapper.
En effet, bientôt la petite colonne touche à un marais infranchissable que cachait la neige. Les Russes approchent et
22 Un biscayen est une balle et le schako le couvre-chef du commandant.
23 Témoignage extrait du livre d’Alain Pigeard, Histoire de la Grande Armée, 1805-1815, page 304, éditions de la Bisquine, 2015.
24 En effet, le 29ème Bulletin de la Grande Armée lui reproche d’être resté trop longtemps à Borisow (c’était pourtant un ordre…), de s’être égaré lors de sa progression vers Studianka, d’avoir abandonné une partie de sa division (les deux autres brigades Camus et Blanmont étant restées à Borisow).
25 Il est vrai qu’en dépouillant les registres matricules des soldats du 44ème de ligne (SHD/GR 21 YC 377), beaucoup d’entre eux ont été affectés par la suite au régiment de l’île de Walcheren, régiment pénal créé en juin 1811 à Flessingue aux Pays-Bas. Avec les régiments de Belle-Ile et l’île de Ré, celui de Walcheren doit surveiller et protéger les côtes. Ce dernier régiment compte de nombreux conscrits réfractaires ou déserteurs des régions du nord et de l’Ouest de la France.
Partouneaux effectue, vers 21 h 00, la reddition des 581 hommes qui lui restaient, outre deux colonels, le général Billard (commandant la brigade à laquelle appartient le 44ème) et lui-même ».
Les jeunes de son régiment se sont bien tenus au combat, on estime les pertes à 439 hommes sur les 749 présents début novembre, ce qui fait 310 prisonniers.
Fichu « bouillon » se dit René.
S’il avait fallu traverser cette « mare d’eau » sur les bords du Don, il l’aurait fait sans détour.
Mais le grand froid qui gèle tous ses membres et les escadrons de cosaques du général Wittgenstein qui rôdent autour des Français l’incitent à se rallier à la décision de son chef.
Ses 12 autres camarades nozéens appartenant au même régiment sont tous « faits prisonniers de guerre à Borisow le 27 novembre 1812 », comme l’indique leurs états de service.
Carte compilant cinq données de la campagne de Russie de 1812 : la chronologie, les températures négatives, la topographie, les distances et le nombre de victimes. C’est un beau travail réalisé en 1869 par Charles Minard. Nous avons entouré en rouge le passage de la Bérézina où les effectifs fondent de moitié entre le 27 et le 28 novembre. René fait partie des soldats français disparus ces jours-là.
Le 17 décembre 1812 paraît le 29ème bulletin de la Grande Armée.
Voici ce qu’il y est dit à propose de l’affaire de Borisow : Ne dit-on pas à l’époque dans les rangs de l’armée, « mentir comme un Bulletin ».
La conduite de Partouneaux est clairement blâmée par l’empereur des Français. Rentré de captivité en juillet 1814, le général de Partouneaux réunit patiemment les matériaux et documents nécessaires pour justifier sa conduite lors de l’affaire du 27 novembre 1812.
Il publie en 1826 Explications de M le lieutenant général comte de Partouneaux sur le chapitre VII du XIème livre de l’histoire de Napoléon et de la Grande Armée.
Dans l’introduction, il affirme « devoir publier un récit détaillé des opérations de la douzième division dans cette désastreuse journée ».
Sans revenir sur le détail des opérations, son témoignage nous permet de revivre les dernières heures du 27 novembre.
Le 44ème progresse alors sur la rive gauche et remonte la vallée de la Bérézina.
« Il était nuit close ; nous étions pressés, encombrés par d’immenses bagages, et une foule de traîneurs la plupart sans armes et dans un état de misère et de démoralisation que rien ne peut décrire : resserrés à notre droite par la montagne qu’occupe l’ennemi ; à notre gauche la Bérézina et l’ennemi, l’ennemi devant nous, l’ennemi sur nos derrières, les boulets nous traversant de tête en queue ! […]
Nous trouvant face à face avec les Russes, nous les traversons sans tirer et nous continuons à marcher en silence ; après avoir erré plusieurs heures sur des marais, des lacs, à travers les bois, suivis, harcelés par des Cosaques qui avaient découvert notre marche ; entourés de toutes parts des feux de l’ennemi ; exténués de faim, de fatigue et de froid ; près d’être engloutis par un lac à peine gelé que la neige et la nuit avaient caché à nos yeux, nous déposâmes les armes ».
Le plus grand désordre règne et René se retrouve comme Fabrice à Waterloo26.
Les officiers ne savent même plus où ils sont, on imagine la débandade et chacun tente de sauver sa peau.
Les Russes sont partout, y compris dans les rangs des Français.
D’ailleurs, le bataillon du commandant Joyeux du 55ème régiment, chargé de quitter en dernier la ville de Borisow après avoir brûlé son pont et son moulin, et donc parti en dernier, parviendra à rejoindre le 9ème Corps d’armée de Victor à Studianka grâce à une erreur… d’orientation.
Il a pris le chemin de gauche et non celui de droit comme le reste de la division. C’est dire la pagaille qui règne au sein des troupes combattantes.
Cette débandade peut être illustrée par le cas d’un conscrit plus âgé, le sergent Julien Bidé (1773- 1854) de la Rivière en Vay. Parti au 106ème de ligne depuis l’an II de la République, il participe à de nombreuses campagnes dont celle de Russie en 1812. Il s’illustre au combat de la Moskova le 7 septembre 1812 où il reçoit quatre coups de baïonnette et un coup de biscaye. Il est fait chevalier de légion d’honneur, mais il perd son brevet lors de la retraite de Russie…
Ce tableau de Peter Von Hess illustre à merveille la cohue racontée par le général Partouneaux : les forces russes et françaises sont entremêlées, il règne le plus grand désordre, les cavaliers cosaques s’approchent au plus près de leurs « proies » et des bagages abandonnés. Ils sont nettement à portée du Charleville du grenadier au centre du tableau.
26 Référence à La Chartreuse de Parme de Stendhal qui commence par l’expérience vécue par le héros au milieu du champ de bataille de Waterloo.
Quand on raconte le combat à hauteur d’homme, on se rend compte que le simple soldat n’a qu’une vue partielle des événements. Il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui.
Partouneaux est réhabilité par l’empereur lui-même 6 mois après les événements, alors qu’il est encore prisonnier en Russie.
D’ailleurs, dès 1815, le ministre de la Guerre le rassure en lui disant : « Aucun militaire n’ignore que les rapports insérés dans les journaux du temps portaient, en général, un caractère d’exagération et de fausseté contre lequel les gens sensés savaient se mettre en garde, et qui ne pouvait en aucune manière influencer l’opinion publique ».
Parmi les pièces justificatives, nous relevons le témoignage du commandant Manneville qui fait office de chef de corps du 44ème.
Dans une lettre adressée à son supérieur et datée du 28 novembre 1812 à une heure du matin au bivouac de Borisow, il en profite pour recommander ses deux bataillons « qui ont combattu avec tant de courage, et qui, dans cette journée, comme dans celles des 31 octobre, 12, 13, 14 et 28 novembre, ont soutenu la bonne réputation que le régiment s’est justement acquise ».
L’honneur d’un régiment ne ramènera pas un fils à ses parents.
René père et Marie Pauvert ont-ils eu connaissance du 29ème Bulletin de la Grande Armée ? Que savent-ils des explications du général Partouneaux ?
Le travail au moulin de Beaujouet se fera sans ce fils parti aux armées en 1811, et jamais revenu.
Le destin de René après le 28 novembre 1812 : nos hypothèses :
1- René disparaît corps et biens dans la nuit du 27 au 28 novembre 1812.
C’est l’hypothèse la plus probable, au vu de la progression difficile le long des pentes boisées de la vallée de la Bérézina. Il meurt à la suite d’une mauvaise rencontre (il aurait été « cosaqué » comme on dit alors), se noie au cours du franchissement de la rivière glacée.
En effet, certains survivants racontent avoir réussi à traverser la Bérézina à la nage. Mais combien sont-ils à avoir été été moins chanceux ? Traverser le Don à la nage, ça le connaît, mais la Bérézina…
Peut-être s’est-il laissé mourir et s’est-il « éteint » lentement auprès d’un feu allumé par les traînards de la Grande Armée pour passer la nuit, campements improvisés que nous savons très nombreux d’après les témoignages27 .
2- René est fait prisonnier par les Russes.
Ils sont un peu moins de 200 000 comme lui28.
Si nous relisons l’historique du 126ème régiment qui partage le sort du 44ème, les rescapés sont emmenés en captivité au camp de Galapennetz dès le mois de décembre 1812. Certains sont libérés assez rapidement.
On apprend par exemple que le camarade de René, le cordonnier Laurent Mahé, Nozéen comme lui, meurt à l’hôpital militaire de Dantzig des suites de fièvres en mars 1813.
Mais le sort fait aux prisonniers ne nous permet pas plus d’affirmer que René a survécu à la campagne de Russie.
Selon l’historienne Marie-Pierre Rey, « compte tenu du désordre et de l’absence de réglementation dans lesquels ces captures se produisent, le destin de ces prisonniers, de plus en plus nombreux au fil de la campagne, a été très variable.
Le plus souvent, c’est une mort immédiate qui attendait les soldats tombés entre les mains des cosaques ou des partisans. […] Une fois dépouillés de leurs biens et de
27 Selon le général Partouneaux, ces nombreux feux allumés la nuit du 27 au 28 novembre, dans toutes les directions, par 8000 traînards pour se réchauffer, ont pu faire penser à l’ennemi que les forces françaises étaient encore considérables et expliquent la lenteur que mettent les Russes à attaquer la Grande Armée. Ce n’était pourtant qu’une poignée d’hommes encore armés et une foule de fuyards « hébétés ».
28 Selon l’historien russe Vladène Sirotkine, entre 160 000 et 200 000 soldats de la Grande Armée sont détenus en Russie entre 1812 et 1814, soit un bon tiers de l’effectif initial. V. Sirotkine, La campagne de Russie, le destin des soldats de Napoléon après la défaite in Revue de l’Institut Napoléon, 1991.
leurs vêtements, les prisonniers étaient soit exécutés sur place, soit enterrés vivants ou brûlés vifs ou bien encore remis à des paysans qui, après les avoir torturés, les mettaient à mort en se livrant souvent à des rituels païens29 ».
On peut ajouter le témoignage d’Honoré Beulay (1789-1862), originaire de la Beauce et grenadier du 36ème de ligne, fait prisonnier comme René avec l’ensemble de la division Partouneaux, le 27 ou 28 novembre 1812.
Suite à sa capture, il dit que pendant quatre longs jours, « on nous laissa exposés à toutes les rigueurs d’un hiver féroce et aux tortures de la faim30 ».
Lorsqu’ils se remettent en route par -33°C, la moitié des prisonniers étaient morts en une nuit. Etre fait prisonnier n’est donc pas un gage de survie en décembre 1812 en Russie…
3- René reste en Russie. En effet, en novembre 1813, un oukaze du tsar autorise les prisonniers de guerre de la Grande Armée à se faire naturaliser, à titre de colons étrangers dans les gouvernements généraux de Saratov sur les bords de la Volga et de Ekaterinoslav sur les bords du Dniepr.
Aux prisonniers artisans et ouvriers de métier, comme René, il est proposé de travailler dans des manufactures ou des fabriques.
Pour les autorités russes, ces mesures généreuses ont pour but de suppléer à la saignée démographique suscitée par la guerre.
Selon l'historien russe Vladène Sirotkine, un quart des prisonniers survivants ont choisi de devenir des sujets du tsar et en 1837, il seraient 1500 vétérans de la Grande Armée encore présents sur le sol russe.
Il explique que ceux qui font souche sont des soldats qui ont commencé une nouvelle vie et qui ne voient pas l’utilité de rentrer, craignant une réintégration dans l’armée française.
De plus, une mode s’est répandue dans la petite noblesse russe d’avoir « son » Français à demeure pour enseigner la langue de Molière à ses enfants.
René est-il dans ce cas de figure ? Comment un fils de meunier de Nozay eut-il pu devenir professeur de français dans l’empire des tsars ?
La chose est courante car, un autre Breton, un certain Jean-Marie Déguignet (1834- 1905), lui aussi sans diplôme, témoigne l'avoir été lors de son séjour aux armées en Kabylie dans les années 1860 31.
Quand bien même, n’a-t-il pas mieux à faire qu’enseigner ou exercer son métier de meunier en Ukraine ?
Il a une famille qui l’attend à Beaujouet, son père René a des projets de mariage pour son quatrième fils dans l’ordre des naissances, mais le second encore vivant en 1812 32.
Son frère aîné encore vivant, Joseph, est entré dans les douanes et s'installe bientôt quai de la Sècherie à Chantenay. Il finira sa carrière lieutenant des douanes au 14 quai des Constructions à Nantes.
Dans l'ordre de primogéniture, René aurait donc dû hériter de l'entreprise familiale de meunerie de Beaujouet.
4- René survit et rentre en France. Tous les prisonniers de guerre français en Russie ne terminent pas leurs jours dans l’empire des tsars33.
En effet, le nouveau roi de France Louis XVIII s’efforce dès l’été 1814 de les rapatrier. Pour lui, ce sont des hommes en état de travailler. Il fait paraître des annonces dans les journaux russes en français et en allemand jusqu’en 1816 pour inviter les prisonniers à rentrer
29 Marie-Pierre Rey, La Russie et les Russes dans les écrits des prisonniers de la Grande Armée. Une approche comparée in Revue d’études slaves, 2012.
30 Honoré Beulay, Mémoires d’un grenadier de la Grande Armée (18 avril 1808-10 octobre 1815). De la Beauce à l’Oural par la Bérézina et d’Oufa à Ouzouer-le-Doyen, Champion, 1907.
31 Jean-Marie Déguignet, Mémoires d’un paysan bas-breton, 1904-1905 : « Un jour, (un vieux marin) me demanda si je voulais donner quelques leçons à sa fillette, car lui ne savait ni lire ni écrire et sa femme n’avait pas le temps. […] Je répondis au vieux marin que je viendrais volontiers donner quelques leçons à sa fillette mais que pour cela il me faudrait la permission du capitaine ».
32 Voir l’arbre généalogique de la famille en annexe.
33 Pour ce sujet des retours de prisonniers de la campagne de Russie, voir Régis Baty, Les prisonniers oubliés de la campagne de Russie in Revue historique des armées, 2012, et François Houdecek, Le gouvernement de LOUIS XVIII et le retour des prisonniers de guerre français en Russie, 1814-16 in Napoleonica, 2014. en France.
30 à 40 000 soldats rentrent ainsi au pays dès juin 1814.
Les retours se font via Riga par voie maritime, via Bialystok par voie terrestre.
Pour les raisons évoquées ci-dessus, cette hypothèse ne tient pas.
Si René était rentré en France, nous l’aurions retrouvé à Nozay parmi ses frères et sœurs, au moulin de Beaujouet.
Or, étant absent, c’est son frère cadet Jacques (1793-1834), qui reprend les affaires. Il épouse Marie Martin (1792-1867) de Jans en 1828.
Vient ensuite Jean (1797-1833) qui travaille au moulin de à la Villatte, où il fréquente la fille du meunier, Marie Claude (1804-76).
Après leur mariage en 1821, le couple reprend le moulin de Toulon.
Le troisième frère cadet de René s’appelle Jean Baptiste (1801-70) et devient meunier à Grandjouan, puis au moulin de l’Angle.
Enfin, le benjamin Grégoire reprend la tradition familiale et s’installe au moulin du Grand-Perray.
Dans cette vraie dynastie de meuniers, il manque notre voltigeur René qui n’est certainement pas rentré.
Sur les 16 conscrits de sa classe, personne ne semble être rentré au pays car nous ne retrouvons pas leurs traces dans les documents administratifs (registres d’état-civil, recensements quinquennaux, etc.).
Seul Laurent Mahé, le cordonnier, survit à cette terrible débandade, mais il ne survit que quelques mois puisqu’il décède le 27 mars 1813 dans un hôpital militaire de Dantzig.
Image satellite extraite de Google Earth permettant de visualiser la distance parcourue par René Pauvert entre son départ de Beaujouet en mai 1811 et sa disparition en Biélorussie en novembre 1812.
Pour conclure : Son père et sa mère ne reverront plus leur René.
La dernière fois c’était par une belle journée ensoleillée de printemps, en 1811.
Né sur les bords du Don, et après avoir parcouru à pied près de 2500 kilomètres, il expire très certainement sur les bords d’un fleuve infranchissable en novembre 1812. Ce fleuve puissant et large, affluent du Dniepr, long de près de 600 kilomètres, n’a rien à voir avec le petit affluent de la Vilaine long de seulement 92 kilomètres, mais que René connaît bien.
Sa campagne de Russie aurait pu le conduire jusque sur les rives d’un fleuve homonyme au sien34, mais la vie de René s’arrête à Borisow.
Ils étaient environ 600 000 combattants et civils à franchir le Niémen entre juin et septembre 1812, ils ne seront que 60 à 80 000 à le repasser en décembre.
Une vraie hécatombe ou, dit autrement, une vraie Bérézina. René était parti en 1811 et…. c’était la guerre.
François Aubrée.
34 Il s’agit du Don, autre grand fleuve russe, qui signifie « rivière » en langue des Scythes, des lointains ancêtres des cosaques.
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